14 heures : les portes s’ouvrent. Le flot de spectateurs s’écoule au travers des gradins, traverse la fosse et s’aligne au pied de la scène.
Une salle laide et froide. Grosse boîte plantée là, loin de tout centre ville, car depuis quelques temps, les concerts de rock c’est hors de Paris que ça se passe ; au « palais des sports de Saint-Ouen ».
Ce soir, c’est Led Zep.
Faudra patienter de longues heures, parqués comme du bétail. Au mieux, messieurs les Rocks Stars seront sur scène dans 6 heures. Sans première partie.
Alors, on boit, on fume et on avale toutes sortes de choses. Bière de premier choix et shit marocain « grand ordinaire », importation parisienne spéciale, coupée au henné. Coup de massue garanti. Un avant goût de ce qui nous attend avec la frappe légendaire de Bonzo.
Bien sûr, le batteur mérite largement la réputation de « monsieur-le-plus-grand-cogneur-de-tous-temps ». Oui, mais quel mérite à cela ? Pis, trop souvent, on fait l’éloge de Bonzo là où il est loin d’être le plus convaincant : dans ces interminables solos de batterie, ennuyeux comme la mort. Même sans les baguettes - avec juste les mains - lorsque notre ami le maçon exécute son Moby Dick, je m’emmerde. John Bonham, comme la plupart des batteurs de rock ( la concurrence est rude : Rat Salad, The Mule et toute la collection), n’a pas démontré en quoi l’exercice obligé (par qui ?) du solo de batterie ne s’apparente pas, au mieux, à un numéro de cirque et, au pire, à une vaine exhibition d’interminables tours de bras.
Bonham, par contre, est capable des plus exquises merveilles lorsqu’il construit à lui seul la pulsation du groupe par sa mécanique huilée et, de préférence, à contretemps. Cela s’entend dès l’ouverture du premier LP : le rythme se glisse toute en subtilité entre les accords binaires de Good times bad times pour impulser la loco infernale. Autre exemple : cette façon de relancer la machine en fin de course pour décoller ensuite au plus haut le sensuel Since I’ve been loving you. Quant au reste, je veux parler de la légende « putain, non mais quel cogneur ! » : pur foutage de gueule. Qui peut réellement croire que l’homme est irremplaçable dans son emploi de boîte à rythme bodybuildée ?
La salle se remplit par vague jusqu’à mi-hauteur. On allume la lumière. Musique d’ambiance. L’atmosphère canabisée se répand par effluves entre grappes humaines. Dans l’ensemble, c’est plutôt avachi.
J’écrase le joint. Il fait chaud et sec, alors va pour une autre canette. Les oreilles chauffent, mâchoire figée, paupières lourdes. J’essaie tant bien que mal, de trouver une position assise stable. Pas facile, d’autant que la fosse commence à se resserrer. Il est désormais impossible d’y circuler à moins de s’exposer à quelques réactions pavloviennes « Putain, fais gaffes, tu m’as écrasé la main » ; « Assis ! »
Ici ou là quelques visages connus émergent du paquet. Pour la plupart, des accrocs au grand dirigeable.
Le vrai fan de Led Zep est intransigeant. L’essentiel du groupe se trouve dans le trois premiers albums. Point.
Dazed confused : l’une des deux fondations du hard-rock - rien de moins- l’autre étant, bien sûr, War Pigs.
Communication Breakdown : le titre du groupe. Incontournable. Indiscutable. On n’a pas le droit de manquer ça. Ou alors, on ne connait rien à Led Zep. Eddie Cochran smashé en plein vol . Eddie Cochran volé en plein smash. Électrochoc sans retour qui scande sans détour « ça bande et ça mouille au royaume des ados ! » Loin, très loin de ces grosses merdes boursouflées - Sterway to even ou Kashmire - rivalisant par leur prétention avec les pires atrocités progs du moment.
Whole Lotta Love, Heartbreaker : les hymnes du metal, heavy beat & Valkyries. Tous les branleurs du monde se lèvent en masse pour de mémorables conquêtes. Totale régression et jouissance à l’état brut. Personne n’est dupe de la tartuferie, à part quelques égarés mystiques. Une esthétique à la fois grotesque et sublime ; à l’image de l’objet Led Zeppelin II, qui s’impose autant par la puissance d’évocation de la musique que par la laideur de sa pochette.
Friends, Since I’ve Been Loving You, Gallows Pole, That’s the Way : nos amis les machos sont aussi capables de fournir de subtiles beautés envoûtantes.
Et puis après : silence radio. Malgré ce que pourront dire tous les flatteurs, Plant n’aura plus jamais la voix d’Immigrant Song.
La salle est désormais entièrement remplie.
Une sourde confusion traverse l’espace et s’installe dans les corps. Le puplic prend consistance et s’illusionne de son unité en manifestant quelques signes d’impatience.
Puis soudain, noir complet. Explosion. La scène s’illumine avec l’arrivée des héros. « Assis ! »
On lance le bal avec les derniers tubes, ceux du « disque sans nom » ; le quatrième, quoi. Un plan marketing mené tambours battant : breloques ésotériques et grosses ficelles rock.
Malgré leur faiblesse, Rock and Roll et Black Dog remplissent honorablement leur contrat. Pas bégueule pour si peu. C’est la fête. D’autant que d’autres standards - plus consistants - s’enchaînent : Communication Breakdown, Immigrant Song, Dazed Confused, etc.
Et du coup, un autre pétard dans le bec.
Celui de trop, celui qui s’écrase au moment du ressac acoustique. Le groupe dépose son arsenal et s’assied pour quelques gentilles balades. Guitares sèches, mandolines et cuillères rythmiques. « Assis ! »
Passée la première chanson, une pesanteur irrésistible me saisis sans appel. Je me vautre sur les genoux de quelqu’un, derrière. Je l’entends vaguement grogner mais nous sommes pris l’un et l’autre par la même inertie : impossible de bouger. Ni lui ni moi. Trop tassés. Les autres, sur la scène, continuent leur folklore celtique. C’est pas comme ça qu’on va remettre les choses d’aplomb. Mon partenaire semble se rendre à l’évidence : impossible de se débarrasser du boulet. Bonne âme, il se contente de me lancer à intervalles réguliers « Reste éveillé ».
Éveillé ? Oui. En ce moment, c’est Gallows Pole. Les yeux ouverts ? Sais pas vraiment, en fait.
Et puis l’interlude acoustique s’achève. Le retour aux instruments électrifiés s’accompagne d’une soudaine agitation du public. « Assis ! »
Le carillon de Since I’ve Been Loving You provoque un mouvement réflexe qui m’expulse de la torpeur. Je dresse d’un jet pour me retrouver de nouveau assis. Mon hôte en profite illico pour dégager ses jambes. Ce qui occasionne quelques échanges peu aimables avec un autre voisin.
Ma tête vacille au grès des nappes de l’orgue Hammond. Je suis remonté mais, faut bien l’admettre, j’ai quand même du mal à faire le point. La splendide tignasse féline du beau Robert s’emmêle dans mon champ de vision avec ma propre filasse tressée de sueurs, de bière et d’impatience. Les spots colorés du blues on stage s’irisent dans la pire des confusions visuelles et mentales. Le son s’échappe de la scène mais, rien ne m’accorde plus à ça. Cette chanson qui m’a accompagnée dans tant de dérives amoureuses ne peut m’empêcher de chavirer dans le pire des capharnaüms personnels.
Tenir, tenir. Mais la musique part sans moi.
Et c’est au moment de l’entame du solo que ça sort. Le vomi se répand sur la poitrine, lentement, par vagues successives. Du coup, comme quoi « quand on veut on peut », mes voisins s’écartent. Enfin un peu d’air. Tout ceci me redonne quelques soupçons de lucidité : tiens, le solo n’est pas le même que sur le disque. Je profite de l’espace qui m’est gracieusement accordé pour me lever tant bien que mal. « Assis ! »
Je traverse la foule, mon tablier en guise de passe-droit.
Je remonte les gradins et je sorts. Fin de la chanson.
La nuit est fraîche et, ici, on entend presque aussi bien qu’à l’intérieur. Je me sens beaucoup mieux.
Je m’allonge sur la pelouse, tous membres écartés, les yeux bien ouverts fixant le ciel noir comme l’encre. Les chansons s’enchaînent, comme prévu. Je reviens à une qualité d’écoute honorable. Il n’y a plus rien à voir, plus grand chose à partager et c’est finalement idéal.
Une voix s’adresse à moi : « eh, ça va ? » Je bascule le regard vers mon interlocuteur. C’est un membre de KCP, le service d’ordre des concerts de rock, objet de tant de fantasmes, de rumeur, de rancœurs. « Ouais, ouais... s’va... » Il passe devant moi, me jette un regard professionnel, distancié, et continue sa ronde. C’est un homme noir ; belle corpulence. Les seuls Noirs de la soirée, comme dans la plupart des concerts de rock, sont là pour accomplir leur boulot de « gros blacks ». Payés pour faire valser quelques blanc-becs, empêchant les uns de rentrer sans billets, rejetant les autres dans la fosse.
De l’autre côté, on termine la soirée avec Whole Lotta Love et son traditionnel pot pourri, à base de standards rythm ’n’ blues, boogie et soul.
Et puis plus de musique ; juste les ovations. Vite, partir avant le reflux.