CABOU

En rapport avec ce juron

(vendredi 3 octobre 2025)

Bagnolet, lundi 8 septembre 2025, 18 heures.

Je descends place de la mairie, après avoir vu une affiche anonyme appelant à un rassemblement local, en vue de l’échéance « Bloquons tout le 10 septembre ».

Sur l’esplanade du nouvel hôtel de ville, une trentaine de personnes sont dispersées ça et là. Parmi elles, se trouvent quelques militant·es de l’Union locale Bagnolet-Les Lilas CGT. Je les rejoints [1]. Personne ne sait qui est à l’initiative de cette AG.

Quelques minutes plus tard, un jeune homme, que je ne connais pas, prend la parole. Il nous invite à nous rassembler en cercle. Il se présente en tant qu’enseignant dans le secondaire. Le but de cette rencontre consiste à engager la discussion pour organiser localement une action le 10 septembre. Il évoque le blocage de l’échangeur de Bagnolet ainsi qu’une action au centre commercial Bel-Est. La parole est ouverte dit-il, précisant, par la suite, qu’il faudrait veiller à respecter la parité et la diversité.

Une militante de Lutte ouvrière, qui tient le journal de son orga sur la poitrine, prend immédiatement la parole. Elle pense qu’il faut engager la grève sur la durée puis elle développe les raisons pour lesquelles cette action doit être menée.

Une personne ajoute que, selon lui, deux types d’actions ont été évoquées jusqu’à présent : blocage et manifestation. Il est partant pour constituer un groupe autour des blocages.

Pour une autre personne, il faudra probablement fixer une seconde rencontre, afin de préciser les modalités d’éventuelles actions sur la ville, car il n’est pas facile de s’exprimer ainsi publiquement, sur le parvis de la mairie.

Un camarade de l’Union départementale Santé 94 CGT, arrivé juste avant le début de la réunion, affirme que l’initiative du 10 septembre est une excellente nouvelle. En juin, il se voyait déjà participer à la traditionnelle manif de rentrée, toujours très déprimante mais, depuis juillet, c’est une toute autre ambiance de mobilisation qui semble s’engager. S’appuyant sur l’expérience du blocage de l’entrée de l’A4, lors des manifs « retraite » de 2022-2023, il pense qu’il faudrait au moins 250 personnes pour bloquer l’échangeur de Bagnolet.

Quelqu’un évoque qu’au-delà de la grève, il est nécessaire de bloquer toute l’activité économique. Il préconise que les personnes comme lui, qui ne sont pas salariées, se joignent aux journées de grève en s’arrêtant de travailler.

Viennent ensuite d’autres interventions dont j’avoue ne plus me souvenir exactement de la teneur. La plupart des personnes semblent maîtriser le sens des gestuelles qui ont été introduites pour communiquer en AG, lors de « Nuit debout » (2016). Une camarade de l’UL CGT, juste devant moi, me souffle : « oui, bah j’ai compris… c’est un truc entre bobos !  » Il est vrai que cette AG semble assez homogène d’un point de vue générationnel ainsi que dans sa composition sociale et culturelle ; mais peut-être faut-il passer par là.

Ça part en vrille

Une autre camarade de l’UL, sur ma droite, filme la réunion avec son smartphone. Le jeune homme qui avait engagé la discussion est placé en face d’elle. Il lui adresse une mimique de désapprobation. Il a tout à fait raison. Je me tourne vers la camarade pour lui demander discrètement d’arrêter. Le copain de l’USD94 santé, placé sur ma gauche, en fait de même en disant que ce n’est pas une bonne idée de filmer et qu’elle aurait pu demander aux personnes l’autorisation de le faire.

Puis viennent divers moments d’échanges, qui me semblent être de l’ordre de la palabre ne débouchant sur aucune décision concrète (ce qui est normal dans ce type de rencontre improvisée). Je demande la parole en levant le bras. Mon signalement doit être interprété comme une gestuelle du rituel « Nuit debout », parce que je ne reçois aucun signe en retour. J’insiste. On me donne enfin le « bâton de la parole » :

« Il me semble que ça part un peu dans tous les sens. Sans représenter un modèle, les blocages des garages et des centres de traitement des ordures, que nous avions fait lors de la mobilisation « retraite » de 2022-2023, sont une piste à prendre en compte. Je propose que soit donné un rendez-vous secondaire le 10 septembre, par exemple à 5 heures, quelque part à Bagnolet, et qu’on avise à ce moment-là.  » (ce ne sont pas exactement les propos tenus, mais le sens global de mon intervention ressemblait à cela).

L’enseignant, reprend ensuite la parole. Il explique, d’un air quelque peu excédé, en quoi consiste un rendez-vous secondaire. Je trouve l’explication condescendante mais j’écoute sans rien dire. Il termine son intervention en indiquant que les informations concernant les rendez-vous secondaires seront données par WhatsApp.

S’en suit alors un bref échange verbal, plutôt virulent, que j’entame immédiatement :

− J’ai pas WhatsApp et j’encule WhatsApp !

− Je ne vois pas le rapport entre WhatsApp et la sodomie !

Ma réplique a brusquement élevé le niveau sonore de la discussion qui semblait se diluer dans une sorte de brouhaha. Quant à la réponse de l’enseignant, j’en garde un souvenir saisissant, non seulement par son contenu mais aussi par sa forme : visage écarlate et regard fortement désapprobateur. Aucun doute possible ; il s’agit-là d’une condamnation irrévocable qui met fin à la conversation.

En l’espace d’une seconde, je me retrouve propulsé 55 ans en arrière, quand mes professeurs de collège m’administraient, sur un ton d’adjudant, des leçons de bonnes manières.

Je reste quelques minutes, plutôt désappointé par cette situation profondément ridicule. Je suis bien incapable de savoir ce qui a été dit, après cet incident. Je quitte rapidement l’assemblée avant la fin.

Je pars comme j’étais venu, sans aucune information concrète concernant un quelconque ralliement local pour l’échéance « Bloquons tout ! ».

À propos du 10 septembre 2025

Le mercredi 10 septembre, je suis descendu autour de 8 heures à la porte de Bagnolet en me dirigeant vers Paris. Au-dessus du périphérique, j’ai croisé des groupes de jeunes (lycéens, probablement). Je n’ai pas osé m’y associer et encore moins leur demander où ils allaient. Je me suis contenté de continuer ma route, en espérant rencontrer des rassemblements, pour rejoindre à pied deux rendes-vous officiels : les sans-papiers à République et l’intersyndical à Châtelet. J’apprendrai par la suite qu’il y avait eu des rassemblements que j’aurais pu rejoindre facilement à partir de mon parcours : l’hôpital Tenon, Place des Fêtes, Gare du Nord…

La journée ne fut pas désagréable mais j’en garde une impression pour le moins mitigée. Certes, en cherchant après coup, j’ai appris que plusieurs initiatives se sont déroulées sur le territoire national mais je constate que cela fut le fait de quelques initié·es, bien loin des grandes mobilisation sociales de masse des Gilets jaunes (2018-2019) et des manifestations contre la réforme des retraites (2019-2020 puis 2022-2023). Ces séquences de régénération des mouvements sociaux, ont représenté une rupture avec le ronron habituel des mobilisations syndicales. Le mérite revient à l’émergence des Gilets jaunes d’avoir introduit un nouveau souffle dans la contestation sociale de masse. Bien qu’organisée par l’intersyndicale, la mobilisation contre la réforme des retraites qui s’est déroulée de 2019 à 2023 (entre les deux, rappelons qu’il y eut le confinement) était largement imprégnée du précédent des Gilets jaunes, lequel avait imposé joyeusement sa singularité, dans les centres-villes et sur les ronds-points, avec toute sa diversité et avec toutes ses contradictions.

Malheureusement, cela n’a pas été suffisant. Lors de ces dernières mobilisations contre la réforme des retraites, nous n’avons pas été en capacité d’imposer un réel rapport de force avec l’État. Depuis longtemps, les gouvernements sont devenus totalement insensibles aux seules manifestations, aussi massives et aussi spectaculaires soient-elles, y compris, avec leurs débordements folkloriques. De mon point de vue, seule une remise en cause significative du fonctionnement de l’économie du pays pourrait faire bouger les positions. Une fois de plus, en 2019-2023, nous n’avons pas empêché l’économie capitaliste de fonctionner ; pas de grève reconductible sur de longues périodes ; pas de blocage des réseaux de circulation de valeur et de marchandises, le tout, mené à une large échelle et sur la durée [2].

Voilà pourquoi le mot d’ordre « Bloquons tout », sans me faire trop d’illusion, semblait une excellent initiative.

Mais, en définitive, cette journée « Bloquons tout, le 10 septembre » ne fut pas autre chose qu’une journée sans lendemain ; exactement comme le sont toutes les journées de mobilisations intersyndicales auxquelles nous sommes malheureusement habitué·es, depuis plusieurs décennies.

La déconfiture permanente, confirmée un fois de plus, par la défaite en rase campagne de 2023, est une raison supplémentaire (en plus de ma situation de retraité) pour laquelle je prends des distances avec le syndicalisme. J’estime toutefois que la construction d’un mouvement social offensif devra passer par la convergence des luttes sociales autonomes et des organisations syndicales en lutte [3], ce que nous avions commencé à voir, de façon embryonnaire, depuis 2018 jusqu’à 2023. Un dépassement qualitatif et quantitatif de l’une et de l’autre de ces composantes devra nécessairement s’opérer pour être en capacité de créer une dynamique capable d’inverser le rapport de force. L’objectif immédiat n’étant, de mon point de vue, rien d’autre que de réussir à faire plier l’État, ne serait-ce que sur une bataille sociale, à l’échelle nationale significative ; chose qui n’a jamais été possible de faire depuis plus de 30 ans. Quant aux suites à cette éventuelle victoire : il ne faudra pas s’arrêter. Jamais.

L’erreur

Revenons sur l’accrochage qui a eu lieu, entre l’enseignant et moi.

Sans lui donner plus d’importance qu’elle ne le mérite, la situation nécessite, de mon point de vue, d’être observée de façon critique pour essayer de mieux comprendre ce qui s’est mis en jeu et pour tâcher d’en tirer une sorte d’enseignement pratique. Le fait d’en être l’un des protagonistes ne doit pas m’empêcher de faire cette approche critique, bien au contraire, c’est le but recherché. Espérons qu’elle profitera aussi à d’autres personnes.

En préalable, je me dois de reconnaître sans aucune ambiguïté que j’ai eu tord de répondre en lâchant de façon impulsive ce « J’encule WhatsApp ». D’ailleurs, à peine avais-je terminé de sortir cette chose, que je me disais en-moi-même « tu viens de sortir une connerie...  » […] « … et même une grosse », devais-je immédiatement ajouter, en constatant la réaction de mon interlocuteur.

Alors oui : une sacrée grosse connerie ordurière, une grossièreté et même une vulgarité [4].
Il s’agit d’un juron, des plus outrageux, exprimé de façon incontrôlée et plutôt inhabituelle (mes proches pourraient en attester).

L’outrage m’a pulvérisé de l’intérieur. J’en fus le premier surpris. Ce juron était l’expression spontanée d’une colère, moi, qui suis d’un caractère si peu spontané !

C’est un comble. Je suis clairement partisan de la « spontanéité révolutionnaire », en filiation directe avec Rosa Luxemburg et nombre d’anarchistes connus ou anonymes mais je constate, toujours avec beaucoup de surprise, à quel point ma propre spontanéité peut à ce point me desservir. Mais là n’est pas la question car il ne s’agit pas ici de battre ma coulpe.

Pour que les choses soient tout à fait claires, mon tord fut essentiellement de ne pas avoir considéré que ce juron, dans ces conditions, ne pouvaient être interprété que comme une injure homophobe et, qu’en conséquence, il ne pouvait conduire qu’au clash, ce qui n’était pas mon intention.

Il y a une autre raison pour laquelle le juron fut une erreur : à cause de cela, je me suis empêché de développer mon argumentaire. C’est un piège politique que je connais pourtant fort bien mais je m’y suis engagé sans aucune retenue. Car, au-delà de la formulation, certes, maladroite et contestable (j’y reviendrai plus loin), il y avait une critique et celle-ci me semble toujours totalement pertinente.

Il est temps de formuler cette critique, posément. Elle porte sur deux points :

1) À quoi cela sert-il d’organiser des AG comme celle-ci, si on ne prévoit pas de proposer des modalités d’actions concrètes, qui pourraient évidement venir en complément d’autres initiatives décidées lors de l’AG ? J’ai proposé que l’on se fixe un rendez-vous secondaire. Il était insupportable qu’on me renvoie dans les cordes en indiquant, en quelques sortes, que tout était prévu sur WhatsApp.

2)J’exprimais, ensuite, mon exaspération sur le fait que pour garder le contact en vue du 10 septembre, nous devions passer par les réseau sociaux, outils de nos pires ennemis – les GAFAM - sans que cela ne semble entraîner la moindre remise en cause, parmi les « bloqueurs ». Les dirigeants des technologies numériques ne sont pas seulement les hommes les plus puissants du monde, ils représentent aussi, par les moyens et par les buts, l’avant garde idéologique d’extrême-droite qui vise à anéantir la notion même de progrès social et qui conduit la planète à sa perte. Il est quand même incroyable de constater qu’on prétend, ici, « tout bloquer » mais qu’il ne faut surtout pas bloquer les systèmes de réseaux sociaux, de même, qu’ailleurs, on n’hésite nullement à confier la réalisation de sa propagande contestataire aux chatbots d’IA générative !

Pas de rapport

Revenons à présent, un peu plus en détail, sur l’échange houleux, tenu entre mon interlocuteur et moi.

Il m’a répondu, courroucé, qu’il ne voyait pas le rapport entre WhatsApp et la sodomie. Je comprends tout à fait ce qu’il me dit et mon propos ne vise pas à réfuter, à toutes fins, le sien.

Je lui réponds juste, maintenant, qu’il n’y a effectivement aucun rapport entre WatsApp et la sodomie mais il n’y a pas non plus forcément de rapport entre « j’encule  » et la sodomie, même si, apparemment, un tel rapport s’impose.

Je m’explique.

C’est le propre des jurons que d’être non seulement grossiers mais aussi de prendre les libertés les plus décomplexées avec le réalisme.

Prenons un exemple vécu, plus d’une fois, pour expliquer mon propos.

Un jour, j’ai croisé, dans une rue de Bagnolet, une adolescente « des quartiers populaires » qui s’exprimait auprès d’une personne de son âge en lui adressant un tonitruant «  ton rencard, je m’en bats les couilles ! » Tout le monde comprendra qu’en s’exprimant ainsi, cette fille n’évoquait pas son anatomie. Même si l’on ignore tout des raisons qui l’ont poussée à dire cette chose, son propos ne souffre d’aucune équivoque. Je doute fort, d’ailleurs, que son interlocuteur lui réponde quelque chose comme « Je ne vois pas le rapport entre mon rencard et la masturbation !  » Une telle réplique, y compris venant d’un enseignant, exposerait, sans aucun doute, son auteur au ridicule le plus complet.

Si l’on revient à l’échange du 8 septembre, mon interlocuteur s’est probablement senti légitime pour me répondre tel qu’il l’a fait, sans encourir le moindre risque du ridicule, parce que mon propos souffrait d’une évidente équivoque. Le mot « enculer », d’une part est une façon grossière et vulgaire pour évoquer la sodomie, mais aussi, par association, l’emploi de cette vulgarité expose immédiatement au soupçon d’homophobie. Comment nier une telle évidence ?

Habitué des manifestations « de gauche », je n’ai pas manqué d’entendre, il y a quelques mois, le slogan des Inverti·e·s , ce « Collectif militant communiste Trans Pédés Gouines » : « Macron, Macron, on t’encule pas, la sodomie c’est entre amis ! ». Ceci en réponse à des propos clairement homophobes, tels que « Macron, on t’encule », entendus au moment des gilets jaunes ou lors de mobilisations syndicales de la CGT. Ces propos homophobes ont provoqué, à juste titre, la désapprobation, au-delà des cercles militants LGBTQ+ [5].

Ces dernières années, je me suis exprimé à plusieurs reprises, auprès de manifestants – parfois mes proches camarades - pour contester ce type de raisonnement homophobe. Aucun contexte, aucune raison, rien ne justifie de véhiculer des préjugés discriminatoires. Une injure homophobe, quelle que soit la personne visée, est exactement du même acabit qu’une injure raciste, ou que tout autre injure contribuant à justifier la discrimination, quelle que soit la nature de la discrimination. Ce n’est pas acceptable.

WhatsApp n’est pas une personne

Mon interlocuteur, le 8 septembre, s’est probablement senti légitime pour me répondre « Je ne vois pas le rapport entre WhatsApp et la sodomie » alors que je venais de lui dire « J’encule WhatsApp » car, comme le dit , d’une certaine façon, le slogan des Inverti·e·s « enculer » et « sodomiser » sont des synonymes.

Pourtant, je n’ai pas dit « Je sodomise WatsApp », qui n’a pour moi aucun sens. La distinction est essentielle. Dans l’irritation, j’ai lâché un juron ou une grossièreté (peu importe), qui ne visait à rien d’autre qu’à exprimer ma profonde antipathie pour le système de réseaux sociaux WhatsApp.

Oh, me dira-t-on, mais voilà qui aggrave ton cas ! puisque personne n’ignore que le fait-même de dire « j’encule » revient la plupart du temps à proférer une injure homophobe, comme c’est le cas, d’ailleurs, avec les gilets jaunes ou les militants de la CGT.

Et comme j’ai été probablement identifié, ce jour-là, comme un militant de la CGT, tout se tient.

Eh bien, non ! De mon point de vue, ce juron n’était pas une injure homophobe. Même si je sais que l’on contestera probablement ce point de vue, il me semble essentiel d’aller au bout de mon explication.

Je n’ai pas dit « j’encule Zuckerberg », pas plus que « j’encule... » untel ou unetelle. Je n’ai jamais exprimé de tel propos, portant sur une personne et je doute fort que cela m’arrive un jour, pas plus que je n’ai jamais traité qui que ce soit de « bougnoule », de « pétasse », de « youpin », etc.

Quand je dis « j’encule WhatsApp » il ne s’agit pas de la description d’un acte sexuel, même si je sais, évidemment, que «  j’encule » est aussi, très souvent, la description vulgaire de la sodomie pour exprimer, éventuellement, une injure homophobe.

J’insiste, de plus, sur le fait que je n’y mets aucune évocation réaliste de la sexualité, pas plus hétéro qu’homo, d’ailleurs. Rien dans mon propos ne désignait explicitement une personne, ni un quelconque attribut genré, puisqu’il ne portait pas sur une personne.

De mon point de vue, les réseaux sociaux tels que WhatsApp représentent un tel bordel « immatériel » que je mets au défi quiconque de trouver là-dedans le moindre indice pouvant évoquer un organe fornicateur ou pouvant être forniqué, d’un point de vue réaliste, s’entend.

Est-il besoin de fournir des explications supplémentaires pour démontrer que WhatsApp n’est en rien une personne humaine ?

What about « Fuck » ?

Mais admettons que j’ai tord.

Admettons que l’expression « j’encule », est à ce point connotée que, quel que soit le contexte, elle sera définitivement entachée de soupçon d’homophobie, y compris si elle est employée avec une entité non humaine, tel que je l’ai fait. Admettons, en dépit de mes explications, qu’il faille bannir ce mot du vocabulaire, parce qu’il est trop connoté.

Dès lors que l’on admet qu’il soit, non seulement possible, mais parfois légitime d’émettre des « gros mots » (car je doute que mon interlocuteur me reproche simplement d’avoir proféré une grossièreté) on peut se demander quelle type de grossièreté ou de jurons aurait pu être énoncé sans entraîner la réaction épidermique de mon interlocuteur.

Je n’ai pas de réponse à cette question mais je sais que si j’avais été en pays anglophone j’aurais crié spontanément « Fuck WhatsApp ! » ce qui est, pour moi, l’équivalence la plus proche de mon juron.

Et il est probable que tout le monde aurait compris, car cette expression, typiquement étasunienne, est à ce point populaire et partagée, qu’elle semble imposer le consensus. Même adressé à une personne, «  Fuck ! » est, certes, très violent, mais il est admis que l’on puisse y avoir recours, à tord et à travers, sans que cela soit porteur d’un sens discriminatoire ou « problématique », à part la grossièreté ou la vulgarité.

Nous n’avons, en fait, pas l’équivalent, en français, de ce « Fuck ! », à la fois exterminateur par son côté ordurier et faisant l’objet, pourtant, d’un consensus. Il ne me viendrait jamais à l’idée d’employer le trop faible de « baiser » ni même le très astucieux « emmerde… » repris en cœur par le public des Bérus pour le célèbre « la jeunesse emmerde le Front national ! » qui rencontre toujours autant de succès, plus de 35 après. Quand au passe-partout « putain », voire même, le plus réaliste « p’tain », en parlé ordinaire, il a beau être la traduction de « Fuck », proposée par Google, il me semble complètement à côté de la plaque, presque hors sujet ; sans compter la charge putophobe auquel il expose son locuteur...

Ce « j’encule », que j’ai très maladroitement et spontanément sorti ce jour-là, visait à atteindre l’efficacité du « Fuck ! », en sous-estimant – je le reconnais – l’ambiguïté du mot français. Mais, moi, contrairement aux Bérus, je n’ai pas réfléchi avant de sortir le truc.

Le « Fuck ! » répété, comme sortant d’une mitraillette, des milliards de fois, dans le rap, le rock, le cinéma et dans la vie courante étasunienne est d’une commodité épatante. Quand, par exemple, Robert de Niro sort à la télé, de façon très théâtrale : « Fuck Trump ! Fuck Trump ! Fuck Trump ! » personne n’envisage qu’il puisse décrire autre chose qu’un profond dégoût pour cette personne, élue comme président des USA. Personne ne s’imagine qu’il décrit, de cette façon, une éventuelle relation sexuelle.

Pourtant, le mot « Fuck » décrit aussi en anglais vulgaire, un acte sexuel. Et même plus que cela, puisque ce même mot désigne, indifféremment, l’acte sexuel consenti et l’acte sexuel non consenti.

Donc, tout bien réfléchi, ce « Fuck » est, lui aussi, porteur des plus lourdes ambiguïtés, dans la mesure où, comme beaucoup de jurons, il revêt aussi un sens purement sexuel et, à ce titre, il peut faire explicitement référence aux pires rapports de pouvoir et de domination qu’on aimerait éviter de rencontrer, y compris par les jurons.

On fait probablement appel aux jurons, précisément parce qu’ils sont dérangeants et provocants. À ce titre, peut-être remplissent-t-ils une fonction dans le langage. S’il est nécessaire de bannir des expressions qui deviennent, à un moment donné, insupportables pour leur charge idéologique, il faut reconnaître que le consensus, pour les définir comme tels, ne s’établit pas toujours de façon aussi simple et nette, que s’il s’agissait d’arracher la page d’un cahier.

Les mots sont importants mais ils sont aussi fondamentalement polysémiques, ambigus, porteurs de sens multiples, sachant qu’un sens donné n’est pas toujours partagé de façon universelle et cela, avant même de franchir le seuil incontestable de l’injure, qu’elle soit homophobe, sexiste, raciste, viriliste, misogyne, transphobe, validiste, ou porteuse de toute autre forme d’expressions injurieuses discriminatoires qui, comme chacun le sait, n’expriment pas une opinion mais constituent un délit.

En conclusion

Je peux entendre que, pour certaines personnes, « J’encule WhatsApp » rentre dans cette catégorie d’une expression ayant franchi le seuil incontestable du délit d’homophobie (même si cela ne m’a pas été reproché dans ces termes) mais j’aurais au moins essayé de prouver ma bonne foie, sans pour autant prétendre être blanc comme neige.

Il faut entendre, enfin, qu’un homme de 68 ans puisse sortir, dans certains contextes, quelques énormités, sachant qu’il en a emmagasiné des tonnes et qu’il lui arrive parfois de ne plus avoir la capacité ni la volonté de vouloir tout contrôler ; je veux parler de ma propre expression, bien sûr.

Lors de cette AG, j’ai été confronté à un problème qui n’est pas seulement un problème personnel mais une situation sociale précise faisant intervenir plusieurs protagonistes, dont moi-même. J’ai cherché dans ce texte à expliciter quelle est mon interprétation de cette situation, car les faits ne parlent pas toujours d’eux-mêmes et rien ne va de soi.

Ce travail critique, sur une situation donnée, m’aura permis de prendre des dispositions pour que, de mon côté, la mésaventure ne se reproduise plus. Peut-être sera-t-il admis, qu’en toute logique de réciprocité, une démarche critique soit également envisagée du côté de mon interlocuteur.

Je me souviens, lorsque j’avais une vingtaine d’années, dans les milieux d’extrême-gauche et libertaires que je fréquentais et, parmi lesquels figuraient déjà nombres de gays et de lesbiennes, le mot « enculer » n’avait pas forcément la connotation univoque qu’on lui attribue aujourd’hui. Je ne dis pas que c’était mieux mais c’était ainsi.

Pour la grande satisfaction des patrons et des loyaux serviteurs de l’État, ces militants révolutionnaires, que nous étions, se montraient d’une efficacité redoutable dans l’art « d’enculer des mouches », selon la formule consacrée. Tous les moyens étaient bons pour trouver les meilleurs prétextes de discordes, de désaccords, de divergences et alimenter ces redoutables guerres internes afin de construire d’insupportables et dérisoires entres-soi affinitaires, profondément sectaires et toujours plus rikikis que le plus rikiki des rikikis.

Je ne suis pas sûr que les choses se soient beaucoup arrangées depuis.

François


 
 
Notes :

[1J’ai été, pendant une quinzaine d’années, militant cégétiste des territoriaux des Lilas. Depuis 2022, en partant en retraite, j’ai pris du recul vis à vis de la CGT, notamment parce que je considère que le syndicalisme est essentiellement une affaire de personnes salariées, coalisées pour défendre, par elles-mêmes leurs intérêts dans un rapport de lutte de classes contre les patrons et contre l’État ; la grève étant le principal outil pour mener cette lutte, dans le cadre syndical.

[2Il serait trop long de développer ici une analyse sur la débandade qui a rapidement suivi l’élan social de cette période de mobilisation de masse contre la réforme des retraites, mais je considère, contrairement à ce que l’on entend souvent, que les raisons de cet échec ne reviennent pas seulement « aux syndicats ».

[3Quant aux organisations syndicales qui ne luttent pas, laissons-les.

[4La distinction entre « grossièreté » et « vulgarité », popularisée par Coluche, me semble, en définitive, tenir du sophisme. Pour les humoristes ou autres standupers, ces « choses provocantes » que l’on dit sur scène ou à la télé, quel que soit le qualificatif par lequel on les désigne, sont pensées pour provoquer le rire et le rire est pour eux une chose très sérieuse. C’est la matière première de leur réussite sociale.