CABOU

Ils nous ont oubliés

(lundi 25 avril 2022)

Hier, jour d’élection présidentielle, je ne suis pas allé à la pêche. J’ai pris le métro avec ma compagne jusqu’à la porte de Clichy.

Nous avons découvert qu’il existe, à deux pas du très stalinien tribunal de Paris, un espace labellisé « Théâtre de l’Odéon » - Ateliers Berthier.

Nous y avons passé tout l’après-midi, en présence de « Ils nous ont oubliés », spectacle mis en scène par Séverine Chavrier, basé sur La Plâtrière, un roman de Thomas Bernhard, datant de 1970.

Sur une table en bois, le livret du spectacle "Ils nous ont oublié" est posé sur le livre L'Entraide, de Kropotkine. Derrière se trouve un clavier d'ordinateur.

Précision importante : je n’ai pas lu La Plâtrière. Toutes les remarques qui suivent tiennent compte, d’une part, de ma connaissance (très superficielle) de cet auteur à partir d’autres spectacles ainsi que de la lecture du livret donné à l’entrée de ce spectacle.

Une scénographie impressionnante
La mise en scène intègre avec beaucoup de réussite des techniques audio et vidéo. L’espace scénique, lui-même, est segmenté en plusieurs parties. Les images projetées se superposent parfois sur trois niveaux de profondeur : un écran fin, placé devant la scène, un ou plusieurs éléments du décor et l’arrière plan de la scène. Les séquences audio et vidéo sont tantôt enregistrées, tantôt retransmises en direct d’un point à un autre de l’espace. La musique est parfois jouée directement sur le côté de la scène.

Loin de s’apparenter à un gadget à la mode, cette mise en scène permet de redéployer de façon ingénieuse l’espace global en une multitude d’instances scénographiques. Certains éléments ne sont visibles que par la vidéo car ils sont placés derrières le décor. Il arrive que les personnages circulent en passant de l’un à l’autre des côtés d’un même panneau tout en conservant la continuité scénographique par la vidéo.
Tout ceci se déroule avec beaucoup de fluidité et s’harmonise parfaitement dans cette très belle salle.

Ce point mérite d’être souligné car l’utilisation de ce type de techniques n’est pas toujours réussie dans d’autres spectacles.

Il est toutefois important de signaler que les spectateurs des deux premiers rangs (dont nous faisions partie) ont été obligés de se déplacer plus haut dans la salle, car ces sièges placés trop près de la scène ne permettaient pas de voir et d’écouter correctement le spectacle (champ visuel tronqué et volume sonore trop important). Mieux vaut le savoir si l’on souhaite réserver des places à ce spectacle.

L’intrigue et le ton
Le fil conducteur de la pièce repose sur la relation entre les deux personnages principaux : Konrad et Mme Konrad. On assiste à une forme de huis clos entre une vieille femme infirme et un homme, plus jeune, asocial, passablement misanthrope et mythomane… Voilà qui ne manque pas d’évoquer, avec une salutaire forme d’auto-dérision, la biographie de l’auteur.

La théâtralité repose clairement sur le ressort de la tragi-comédie. L’ambiance est carrément flippante mais on rit dans la salle. Hier, en tous cas, les rires étaient parfois isolés et à contre temps, ce qui ne manquait pas d’ajouter quelques touches d’étrangeté au climat de la pièce.

La performance des acteurs
Les acteurs des rôles principaux, en particulier, Konrad, assurent correctement le climat dramaturgique nécessaire au récit. Vu la durée du spectacle, on peut considérer qu’il s’agit d’une performance.

La plupart des autres personnages - certains sont des mannequins - portent tous un même type de masques de chauves qui couvre la totalité de leur tête. De plus, ils adoptent le même type d’attitude malhabiles, empruntée et presque mutique, ce qui leur confère un côté inquiétant. Ils instaurent, dès le début, un climat général de malaise qui s’imprime et poisse le spectateur du début à la fin.

À noter aussi, l’intégration surprenante dans la mise en scène d’oiseaux dressés. En particulier, à deux reprises, on est émerveillé par le jeu d’une corneille.

En résumé, du côté de la mise en scène et du jeu des acteurs, pour moi, c’est un grand bravo. L’ensemble restitue bien l’univers de Thomas Bernhard.

Il me faut quand même formuler des critiques.

Un spectacle trop long
Le spectacle s’étend sur une durée totale de 3h45, avec deux entractes. Je suis convaincu que le spectacle aurait gagné à être mené avec plus de concision.

Je n’ai rien contre des spectacles longs mais, là, manifestement, la tension se délite après le second entracte.

La salle s’est quelque peu vidée au fil des rappels. Les applaudissements de fin n’étaient pas des plus énergiques. Ce sont les signes qui ne trompent pas.

Le public n’était pas insatisfait mais il est arrivé au terme du spectacle sur les rotules. En tout cas, nous étions deux à éprouver cette sensation.

Des apports au texte contestables
La metteuse en scène, Séverine Chavier, a ajouté un personnage qui ne figurait pas dans le roman de Thomas Bernhard. Il s’agit d’une jeune infirmière censée, selon le livret du spectacle, «  créer une triangularité  » dans le couple en apportant un propos féministe. L’intention était louable mais le résultat n’est pas très convainquant.

Il aurait été préférable de s’en tenir au contenu central du récit qui, d’après ce que l’on en comprend, repose essentiellement sur la tension interne au couple. Certes, il s’agit d’une relation étouffante, mais l’auteur sait probablement où il nous emmène.

On ne gagne rien à desserrer l’étau de cette relation binaire en créant un troisième personnage factice.

Il semble que le parti pris central de Thomas Bernhard consiste à placer le lecteur ou le spectateur en situation d’observateur d’une relation à la fois morbide et grotesque ; celle de ces personnages un peu ridicules. Le ressort comique, justement, n’est-il pas déjà une forme « triangularité » salutaire pour échapper à la pesanteur de la situation ?

Le personnage de la jeune infirmière moderne, aussi sympathique soit-il, est une pièce rapportée. On reste dubitatif sur la tentative consistant à suggérer qu’il y aurait une forme d’alliance entre les deux femmes. Voilà un propos qui, indépendamment de ce que l’on peut en penser, semble totalement incongru dans l’univers de l’auteur. Il y a manifestement un problème de cohérence et cela se ressent.

De même, certaines évocations de sujets d’actualité tels que le port du masque chirurgical ou l’apparition d’un livreur Deliveroo sont autant de messages adressés au spectateur, sur le mode du clin d’œil insistant.

On reçoit, presque incrédule, ces portions de réalités en éprouvant une sensation de malaise - non pas le malaise correspondant au cadre général du récit de Bernhard mais, cette forme de malaise très spéciale, provoquée par un message dont la teneur n’est visiblement pas celle que l’émetteur voulait transmettre.

L’insertion de ces portions de quotidienneté contemporaine, dans un texte datant de 1970, arrive de façon presque anecdotique dans le spectacle, comme s’il s’agissait d’éléments scénographiques parmi d’autres, alors que, dans notre vie de tous les jours, ces réalités s’imposent par leur pesanteur, leur impensé et leur dimension proprement tragique.

On suppose que le texte original de Bernhard dérange. Ce qui y est montré ne s’accorde pas forcément à nos représentations actuelles mais, ne vaut-il pas mieux laisser le spectateur recoller tout seul les morceaux, une fois sorti de la salle de spectacle ?

À propos de l’Entraide de Kropotkine
Ma dernière remarque critique porte sur un détail qui ne concerne pas le spectacle proprement dit mais une partie du texte qui figure dans le livret.

Il semble que la référence au livre l’Entraide, de Kropotkine, soit bien présente dans le roman de Bernhard. Je serais bien incapable de savoir quel est exactement le sens donné par Bernard à cette évocation puisque, comme je l’ai déjà indiqué, je ne l’ai pas lu La Plâtrière.

Dans le spectacle, l’Entraide fait partie d’un élément dramaturgique de la psychologie du personnage de Konrad.

Nous sommes en présence d’un être, passablement perturbé, convaincu d’être un scientifique de haut niveau mais qui n’arrive jamais à écrire la moindre ligne de son sujet de recherche, sous prétexte qu’il en serait empêché par tout ce qui l’entoure : sa femme, les autres personnages, ses souvenirs, son environnement...

L’évocation du livre de Kropotkine, par ce personnage, arrive à deux ou trois reprises dans la pièce. Konrad semble signifier qu’il s’agit de son livre de chevet. Il cite L’Entraide comme l’exemple même d’un ouvrage scientifique de la plus grande importance.

Les propos de Konrad sont plutôt incohérents et confus lorsqu’il évoque l’œuvre de Kropotkine mais on n’y prête pas grande importance car l’incohérence et la confusion imprègnent ce personnage pendant toute la durée de la pièce.

Laissons-là le spectacle.

Sur le livret du spectacle, Séverine Chavrier évoque une interprétation de l’Entraide qui a attiré mon attention parce qu’elle me semble problématique :

« Ils lisent chacun un livre : L’Entraide de Pierre Kropotkine, qui propose une vision anti-darwinienne de l’entraide des espèces, pour Konrad ; et Henri d’Ofterdingen de Novalis pour sa femme, l’occasion pour Bernhard de se moquer de ce romantisme allemand exagérément studieux. »

Les propos de la metteure en scène révèlent de toute évidence un contresens.

Révolutionnaire communiste libertaire et (notamment) éminent géographe, Kropotkine ne s’est jamais présenté comme ayant une « vision anti-darwinienne ».

Bien au contraire, L’Entraide, un ouvrage extrêmement documenté et sourcé, d’un point de vue scientifique, peut être considéré à la fois comme une validation et un prolongement des travaux de Darwin.

Par contre, il est incontestable que l’approche de Kropotkine est une réfutation du « darwinisme social », un courant de pensée ayant court à l’époque, qui se donnait comme but de transposer, sur le plan social, la théorie de l’évolution des espèces.

Les tenants du « darwinisme social » ont élaboré une construction idéologique, selon laquelle la compétition joue un rôle majeur, non seulement dans les facteurs d’évolution des humains mais aussi dans les rapports sociaux.

Au nom de cette idéologie, ces partisans de la compétition économique et sociale à outrance, en venaient à justifier et à promouvoir l’inégalité sociale et raciale comme principe naturel, donc incontournable.

Les défenseurs de cette idéologie se trouvaient essentiellement parmi les plus réactionnaires partisans du libre échange et de l’exploitation capitaliste de cette période (fin du 19e et début du 20e siècle).

On comprend pourquoi Kropotkine, révolutionnaire anarchiste et scientifique reconnu, avait à cœur de réfuter de telles spéculations.

Le remarquable mémoire de thèse de doctorat de Renaud Garcia explique tout ceci par le détail :
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00776417/document

On comprend pourquoi il nous tient à cœur, encore aujourd’hui, de continuer à combattre les différentes formes de « darwinisme social ».