CABOU

Peuple du chlore

(vendredi 6 avril 2012)

Dilution. Tu aimes à penser, qu’en plongeant dans ce bain, quels que soient ton âge, ton sexe, ton genre, ton faciès, ta couleur ou ta corpulence, tu intègres le peuple du chlore, communauté indivisible des nageurs.

Précision. En réalité, tu le sais bien, il existe deux catégories de nageurs : les rameurs et les batteurs. Au mieux, tu seras successivement l’un, puis l’autre, mais jamais les deux en même temps. Il faut choisir, c’est une évidence.

Utopie. Protégé par l’anonymat du maillot de bain, tu construis ta chorégraphie personnelle. Considérant même que, n’ayant de tes propres mouvements qu’une perception de l’intérieur, tu échappes peut-être au regard des autres.

Règlement. Tu croises des hommes à tuba ou des femmes à palmes. Tu n’attaches aucune importance à ces détails. Erreur, car, toi, tu n’es équipé d’aucun accessoire ; et après ça, tu t’étonnes qu’on te remette à ta place ? Tu n’as donc pas encore compris ce qu’est un couloir ?

Accord. Tout le savoir-faire du nageur – membre du peuple du chlore – ne consiste, en réalité, qu’à évaluer et tenir les distances. Évaluer la distance qui te sépare du prédécesseur, afin d’éviter de fournir l’effort nécessaire pour le dépasser. Si le doublement s’impose, il doit s’effectuer le plus tôt possible (doubler en fin de longueur étant le comble de la muflerie), tout en vérifiant qu’aucun doubleur ne s’engage sur la file opposée et que le doublé ne soit pas perturbé dans sa progression. Il est tout aussi important d’assurer la plus grande régularité à tes mouvements (tenir les distances), car le suiveur est censé partager la même logique. Ainsi, il pourra évaluer, à son tour, la distance qui vous sépare et envisager, s’il y a lieu, de te doubler ; ce qui suppose que tu lui laisses l’espace nécessaire, sur le côté, pour le faire dans les meilleures conditions. Ces distances doivent être tenues, au minimum, le temps d’une longueur, car, au-delà, l’enchaînement collectif des réévaluations s’impose à nouveau. Mais attention, il faut faire vite. Pas question de s’accrocher au bord du bassin comme une moule à son rocher.

Désaccord. Cruelle déception : au moment même où l’évidence de ces usages s’impose à toi, tu découvres que d’autres n’en viennent pas nécessairement aux mêmes conclusions. Par exemple, d’aucuns manifestent des signes d’irritation s’ils sont doublés ou, au contraire, s’ils doivent te contourner. Ce bassin, c’est parfois comme sur la route. Faudra s’y faire.

Contact. Comme les autres, tes yeux ne sont pas implantés au sommet du crâne. Comme les autres, tes bras ne sont pas articulés comme ceux d’une poupée. En conséquence, sachant que l’on nage aussi sur le dos, il est inévitable que les corps s’entre-choquent ; y compris dans les couloirs. Certains ne s’y feront jamais. Toi non plus d’ailleurs. Tu te surprends à réprouver la palpation accidentelle de cette main, le frôlement involontaire de tel pied, bien que tu saches que ces rencontres soient incontournables.

Rythme. Alors tu es requin, poulpe, batracien, carpe ou écrevisse. Le temps de la reprise du souffle. Le temps que passe la crampe. Le temps de la construction solitaire. Le temps des limites du jeu. Le temps nécessaire pour replonger dans l’espace partagé.

Quantité. Tu imposes à ton corps une implacable logique comptable, quelle que soit l’unité de mesure : heures, mètres ou longueurs. On en parle sous les douches.

Machinerie. Qu’il se vide ou se reconstruise, ton esprit fait corps avec la répétition des gestes. Toutes les ressources sont mobilisées pour assurer la régularité de la propulsion. Tenir les distances. Tenir, au moins, le temps d’une longueur. Tenir l’illusion de règles partagées. Tenir l’alternance du grand jeu solitaire et des petites règles communes. Voilà à quoi se résume l’auto-organisation du peuple du chlore.